Quand les séries remplacent le prisme de la réalité
On les regarde pour s’évader, pour rire, pleurer, frissonner, ou même, osons-le dire, tuer le temps. Les séries télé ne sont plus les produits de niche du samedi soir post-pizza. Elles sont devenues un miroir… déformant. Mais quand ce miroir influence nos opinions, nos choix, voire nos comportements, on peut se demander : regardons-nous simplement des fictions ou redéfinissons-nous la réalité au gré des scénarios ?
Le binge-watching : nouveau filtre de perception
À force de passer nos week-ends à enchaîner les épisodes de « Black Mirror » ou « The Crown », notre perception du réel prend parfois des allures de scénarios Netflix. Les séries façonnent des univers cohérents, immersifs, souvent plus lisibles que notre quotidien chaotique. Et dans ce confort narratif, le cerveau s’acclimate. Il veut classer, comprendre, prévoir… exactement comme dans une intrigue.
C’est ainsi qu’apparaît une mécanique bien connue des cogniticiens : le biais de vraisemblance. À force d’exposition répétée à certains récits – policiers, médicaux, dystopiques… – le spectateur tend à croire que ce qu’il voit reflète une fréquence réelle. C’est le syndrome de « Dr House » : tout le monde est persuadé que les cancérologues font des diagnostics improbables en une demi-heure entre deux sarcasmes. Spoiler alert : ce n’est pas le cas.
Quand la fiction polarise la société
Les séries ne racontent pas que des histoires. Elles véhiculent des idéologies, des archétypes, des modèles comportementaux. Regardez « 13 Reasons Why » : en abordant frontalement le suicide adolescent, la série a provoqué un débat houleux – certains l’accusant d’inciter au passage à l’acte, d’autres saluant une parole nécessaire. Dans tous les cas, l’impact ne s’est pas arrêté à l’écran. Il s’est glissé jusque dans les salles de classe, les cabinets médicaux, les foyers.
Les personnages deviennent des repères. Ils déclenchent l’identification, la haine, l’admiration. Une étude de l’Université de Californie a montré que les spectateurs réguliers de séries policières ont tendance à surestimer le taux de criminalité dans leur pays. Ce n’est pas une supposition : c’est mesuré.
Les récits construisent notre vision du monde, qu’on le veuille ou non. Et lorsque ces récits jouent sur les codes des mouvements sociaux – féminisme, racisme, identité – ils ne sont plus de simples divertissements. Ils deviennent des acteurs culturels. L’influence de « Orange Is the New Black » sur la représentation des femmes incarcérées ou de « Pose » sur la visibilité des personnes transgenres en est un parfait exemple.
Le réel scénarisé : vie pro et clichés en série
Impossible de ne pas évoquer l’influence dévastatrice – ou hilarante, selon l’angle – des séries sur les attentes professionnelles. Un fan de « Suits » qui pense que la vie d’avocat se résume à porter des costumes à 2000€ et à balancer des punchlines en salle d’audience va vite déchanter. De même, « Grey’s Anatomy » a réussi à graver une image glam-chirurgicale de l’hôpital dont tout médecin vous dira qu’elle est à peu près aussi loin de la réalité que la lune de Jupiter.
Mais au-delà du fantasme, il y a le mythe de la vocation. Combien de jeunes se rêvent profileurs après avoir binge-watché « Esprit Criminel » ? Combien s’imaginent journalistes de guerre parce qu’ils ont été bouleversés par « The Newsroom » ? C’est beau, inspirant parfois, mais attention à ne pas confondre inspiration et distorsion.
La nostalgie d’une époque… jamais vécue
Le rétro sera toujours à la mode. « Stranger Things », « Mad Men », « The Queen’s Gambit » : autant de séries qui recréent des époques avec un filtre esthétique léché, une bande-son millimétrée, des détails qui flattent la rétine. Résultat ? Une génération née après 2000 vénère les vêtements 80s, colle des posters de Bowie dans leur chambre alors qu’ils n’ont jamais entendu parler de cassettes audio.
Plus curieusement encore, cette esthétique nostalgique transforme nos attentes du présent. On rêve d’amitiés comme dans « Friends », de romances comme dans « How I Met Your Mother », de jobs cools à New York sans jamais aider Monica à payer le loyer (indice : impossible). La série nous vend une version édulcorée de la vie urbaine, loin de la galère de trouver un appart avec chauffage.
Les séries comme outils de socialisation
Autre phénomène marquant : l’utilisation des séries comme levier de socialisation. Elles deviennent des codes sociaux à part entière. Vous n’avez pas regardé « Game of Thrones » ? Vous vivez dans une grotte. Vous ne connaissez pas le twist de « Breaking Bad » ? Interdiction de parler séries au bureau.
Discussions autour de la machine à café, memes qui inondent les réseaux, soirées thématiques entre potes : les séries dictent des rituels collectifs. Si le cinéma était une sortie sociale, la série, elle, s’est imposée comme un langage commun. Une sorte de terrain culturel partagé, où chaque épisode est une scène qu’on rejoue tous les lundis matin avec nos collègues.
Mais cette socialisation a ses revers. Elle crée des bulles. Si vous ne suivez pas les tendances, vous êtes largué. Et à l’heure où les plateformes alimentent des algorithmes personnalisés à outrance, chacun vit sa petite culture dans son coin. La série devient alors une bulle de confirmation, un univers confortable qui valide nos idées, notre vision, nos engagements.
Fiction ou soft power ? La bataille culturelle en streaming
Une série, ce n’est jamais qu’un produit culturel – sauf quand elle devient instrument de domination douce. Netflix, Disney+, Apple TV : derrière la fiction, des stratégies de soft power. Posons la question franchement : combien de séries non américaines ont explosé mondialement ces cinq dernières années ?
Certes, « Squid Game » a ouvert une brèche, tout comme les productions espagnoles (« La Casa de Papel ») ou françaises (« Lupin »). Mais l’écrasante majorité des récits globaux viennent des États-Unis. Ce n’est pas qu’un hasard marketing. C’est une manière de diffuser une culture, des référents, une vision du monde. Dans un monde multipolaire, la fiction devient une arme douce mais puissante.
L’exemple de « Homeland », qui a façonné des perceptions très spécifiques du Moyen-Orient, est à ce titre révélateur. Parfois, la ficelle est grosse. Parfois, elle est subtile. Mais le message est toujours là, en arrière-plan, dans les choix de casting, de langage, de mise en scène des événements mondiaux.
Apprendre à regarder autrement
Face à cette influence tentaculaire, certains plaideront pour une diète fictionnelle. Inutile. Les séries ne sont pas le problème. C’est notre rapport à elles qui mérite d’être affûté. Ce n’est pas parce qu’un personnage est inspirant qu’il devient un modèle de comportement. Ce n’est pas parce qu’un scénario semble plausible qu’il est statistiquement probable.
Au contraire, le pouvoir évocateur des séries peut aussi élever le niveau. Elles peuvent ouvrir des débats, sensibiliser, provoquer des prises de conscience. Mais pour cela, encore faut-il savoir les regarder avec esprit critique, sans tomber dans la passivité émotionnelle. Éteindre l’écran ne suffit pas. Il faut aussi activer l’analyse.
La bonne nouvelle ? C’est un outil qu’on a déjà. Il suffit de s’en servir. Alors oui, continuez à frissonner devant « The Last of Us », à fantasmer devant « Emily in Paris » (quoique…), mais souvenez-vous : entre le réel et la fiction, la frontière n’est pas toujours là où on croit. Et souvent, c’est nous qui choisissons de la franchir.